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Qu’est-ce qu’un père ?

L’enquête – très pessimiste dans sa première moitié – de Stéphane Jourdain, Guillaume Daudin et Antoine Grimée sur les « nouveaux pères » parle même d’une « arnaque » et d’une « révolution manquée ». Sur la répartition des tâches au foyer, mais aussi sur ce que font les hommes de leur congé paternité, sur leur rapport au travail et sur la question des violences, les auteurs pointent l’évolution très lente voire la stagnation des pratiques progressistes. Des statistiques tenaces donc qui incitent les auteurs dans la première partie de leur bande dessinée à regarder surtout ce qui n’a pas bougé ces dernières décennies. 

L’arnaque des nouveaux pères & Moi, Fadi, le frère volé, tome 1 (1986-1994)

Pour se décoller du comptage statistique et entrer dans la riche subjectivité des membres d’une famille, les ouvrages de Riad Sattouf sont une manne. Certains pères sont hors-normes, le sien particulièrement, et ça fait rarement du bien à leurs enfants. Il avait déjà raconté son enfance entre une mère Bretonne et un père Syrien à travers les six tomes de L’Arabe du futur. Le père était alors peint en grand colérique, manipulateur, et englué dans un fonctionnement rigide qui l’éloignait toujours plus de ses proches. Le dessinateur reprend le sujet à travers l’histoire de son frère, le plus jeune de la fratrie. (La suite de ce texte divulgâche le tome 1 de « Moi, Fadi, le frère volé ».) Fadi est devenu « le frère volé » et emmené jusqu’en Syrie. Le père espérait ainsi en faire un argument pour faire (re)venir la mère et les deux aînés au pays alors qu’ils vivaient tous à Rennes. 

Un otage plus qu’un fils

C’est son fils, mais c’est donc d’abord un otage. Il ne sait pas s’en occuper parce qu’il ne l’a jamais fait jusque-là. Plutôt que d’apprendre (à le nourrir et à l’habiller par exemple), il fait appel à une tante et laisse son fils se débrouiller de plus en plus seul. Celui-ci n’a pas 10 ans. 

Voilà donc ce qu’un père peut faire ? Prendre son fils en otage pour faire revenir sa femme qu’il n’a pourtant pas soutenue pendant son cancer, le couper de ses frères, ses grands-parents, son école, ses copains, sa langue, bref de tout son monde, l’instrumentaliser quand il le fait « choisir » sa future belle-mère et le faire culpabiliser quand le mariage ne fonctionne pas. Et pourtant il reste son père, c’est-à-dire l’unique point de repère fixe pour ce petit garçon.

Question lancinante à le lecture de ces deux séries autour de L’Arabe du futur : comment devenir père et quel père incarner quand on a eu celui-là ? La réponse la plus immédiate mais qui consiste surtout à botter en touche est de dire qu’avec un tel (anti)modèle, ses fils sont libres d’inventer leurs propres manières d’être père. Mais cela s’apparente à botter en touche, car ce que ses fils ont « appris » avec un tel père ce n’est pas seulement ce qu’ils ne voulaient pas devenir ce sont aussi des angoisses de mort (et pas seulement des angoisses puisque le petit Fadi a failli mourir dans un accident de la circulation directement lié à sa situation d’otage), un modèle de relation « amoureuse » entre adultes tendue et souvent violente, ou encore des injonctions à être l’enfant parfait pour ne pas s’attribuer les foudres du père, des pensées magiques (« si je travaille bien à l’école, ma mère viendra me chercher »), mais aussi que l’injonction à la pratique rigoriste d’une religion enferme l’individu dans une ritualité obsédante et que la dictature rend fou. 

Car ce qui prend toute la place dans ces bandes dessinées c’est l’enfermement du père. Coincé sous une dictature et dans une pratique religieuse qui ne lui laissent que peu de libre arbitre, ayant échoué à vivre à la française autant qu’avec une femme si éloignée de son propre conditionnement, le voilà complètement clivé et tentant de faire entrer des préceptes qui semblent bien étrangers à ses fils. La vie au village dans la banlieue Nord de Homs est à l’image du père : les fondations sont lézardées et les relations ritualisées pour la plupart quand elles n’explosent pas dans une violence effractante pour les enfants. 

Ce premier tome de l’histoire de Fadi est donc très sombre, à l’image du déchirement vécu par le petit garçon et des expériences traumatisantes qui ont été les siennes dès son arrivée en Syrie. Pour retrouver un peu de lumière, c’est vers la deuxième partie de « L’arnaque des nouveaux pères » qu’on peut se tourner. Abandonnant les statistiques, les auteurs cherchent ce qui change et comment les pères changent. Qu’est-ce qu’ils apprennent à faire ? Comment intègrent-ils ces savoirs alors que les conditions de vie actuelles font que les transmissions familiales aux jeunes parents au sujet de la parentalité se réduisent depuis plusieurs générations ? Générations plus espacées, diminution du nombre d’enfants et éloignement géographique poussent les pères – ceux qui le veulent – à apprendre leur rôle de manière parfois même volontariste. Les journalistes scrutent leurs couples respectifs et vont jusqu’en Suède pour évaluer le chemin à parcourir, alors même que les Suédois sont les premiers à dire que la route est encore longue jusqu’à l’égalité. La discussion entre pères qui clôt l’album montre l’ampleur de leurs questionnements mais aussi leurs points aveugles autant que leurs prises de conscience.

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