« Intérieur nuit » : errance médicale et souffrance indicible
Nicolas Demorand s’est caché. Longtemps. Sa honte l’a dévoré. Il souffrait, il ne savait pas de quoi mais sa difficulté à vivre était telle qu’il a écumé de nombreux psychiatres et psychanalystes. Sans rien en comprendre pendant des années. Les traitements médicamenteux n’y faisaient rien. Ses séances avec les psychanalystes successifs qu’il a rencontrés étaient aussi ubuesques qu’inutiles. Si parfois, il ne lui était pas désagréable de parler de lui et de faire la généalogie des pathologies familiales, le constat était toujours le même : une souffrance permanente, des phases dépressives nombreuses, régulières et qui le maintenaient prostré chez lui, incapable d’entretenir des relations autant que de s’occuper de (chez) soi. Surgissait parfois une phase maniaque faite de surconsommations notamment. Il s’y adonnait et culpabilisait toujours.

Un jour, la rencontre avec un psychiatre de Sainte-Anne fut déterminante. Le diagnostic de bipolarité de type 2 libérateur. La vie a continué, toujours malade, mais les traitements médicamenteux ont permis un quotidien moins empêché. Les rendez-vous sont toujours réguliers et l’équilibre précaire mais il tient debout. La pensée du suicide plane toujours mais il a envie de vivre et de s’accorder la banalité. Il la réclame aux autres mais tout son livre parle de la banalité de la vie qu’il voudrait toucher en même temps que la difficulté à accepter le gris. Parce que subir pendant des décennies des accès dépressifs et maniaques provoquent une habituation aux hauts trop hauts et aux bas trop bas. (Re)découvrir que le quotidien peut se dérouler dans une certaine banalité n’a rien de simple.
Être à l’antenne tous les matins dans la première matinale radio de France c’est en même temps s’astreindre à être dans le temps présent, à s’oublier un peu et se shooter à l’adrénaline que provoque le direct. Autrement dit c’est tenter d’oublier sa maladie et la nourrir par la même occasion. Grand classique du symptôme : il montre et cache en même temps. Il angoisse par sa survenue et apaise (si mal) puisqu’il est bien connu.
C’est un livre qui pose davantage de questions qu’il n’en résout. Comment se fait-il que son errance médicale ait duré si longtemps ? La faute aux psychiatres et psychanalystes croisés ? À sa solitude ? À son entourage pas assez attentif ? À son incapacité à demander de l’aide ? À son impossibilité pendant plusieurs années à s’imaginer bipolaire ? À la bipolarité tout simplement qui ravage les capacités de réflexion, l’estime de soi, la capacité à se projeter dans une vie plus tenable ? Certainement un peu tout ça à la fois.
Et l’écriture dans tout ça ? Il raconte que c’est Léa Salamé, sa binôme de radio, qui l’incite à écrire sur ce qu’il traverse. Lui qui écrit tous les jours ne l’avait donc pas envisagé ? La honte d’un côté, l’Everest à gravir pour raconter publiquement sa vie prostrée sur son canapé et les flambées d’achat de l’autre : on comprend aisément que l’idée d’en faire un livre n’avait rien d’évident. Personne n’affiche sa bipolarité avec légèreté, les discours publics et personnels sont rares tant l’injonction à être efficace économiquement et en bonne santé psychique sont massifs. Alors il commence et ça flambe. Ordre médical immédiat d’arrêter l’écriture sur ce sujet. Il ne peut reprendre qu’accompagné médicalement de manière encore plus serrée que d’habitude. L’écriture de soi le fait donc flamber… lui qui écrit tous les jours sur le monde.

Nicolas Demorand comme Gérard Garouste vivent donc avec la bipolarité qui leur colle à la peau. Le récit du journaliste et celui du peintre n’ont pourtant rien à voir. Dans Intérieur nuit, aucune mention des événements de vie qui ont favorisé la décompensation ni du contexte familial dans lequel il a grandi. Garouste, en revanche, dans L’intranquille, qui n’occulte rien de ses troubles ni de ses passages en hôpital psychiatrique, sait le poids de son histoire, son père psychopathe et sa mère qui lui est restée soumise toute sa vie. Il reconnaît aussi les changements opérés en lui lorsqu’il est devenu père puis grand-père. Rien de tout ça dans le récit de Nicolas Demorand. Il s’agit davantage du récit brut de son errance médicale et de sa souffrance psychique, sa compagne la plus fidèle.